Expulsions à Pékin : «On est comme des chiens errants»

Publié le par chineenmouvement

Utilisant le prétexte d’un incendie qui a tué une vingtaine de personnes le 18 novembre dans la banlieue de la capitale chinoise, les autorités mènent une brutale campagne d’expulsions de travailleurs-migrants, qui provoque une vague d’indignations.
 
La petite pièce que Ni Zongqing, un travailleur-migrant de 53 ans, partage avec sa femme depuis quatre années, près de l’aéroport de Pékin, se limite au strict minimum. En ce mois de décembre glacial, ni chauffage, ni douche, ni WC, dans cette chambrette de quelques mètres carrés, située au rez-de-chaussée de baraquements en briques rouges, et que le couple loue pour 400 yuans par mois, soit 51 euros. A l’intérieur, une ampoule pend au plafond. Le lit est défait, le canapé défoncé. Le «coin cuisine» se résume à une planche de bois, sur laquelle un wok graisseux attend d’être lavé. On se débarbouille au-dessus d’un seau en plastique rempli d’eau. Pour une douche, il faut se rendre aux bains publics, dans le village d’à côté.

Tout était déjà difficile pour Ni Zongqing, mais depuis que les autorités ont lancé une opération éclair contre les constructions illégales, à la suite d’un feu qui a tué 19 personnes dont 8 enfants, le 18 novembre, dans un autre bourg de la banlieue de Pékin où vivotaient de nombreux mingong («travailleurs-migrants»), voilà qu’il ne peut même plus recharger son téléphone portable. Pour chasser les derniers habitants de Shawo, un village semi-urbain qui va bientôt être rasé, les autorités ont coupé l’électricité. «Tout le monde a déjà fait ses valises. Nous aussi, on se prépare à partir, explique cet homme originaire du Henan, province pauvre du centre de la Chine. Dans deux jours, ici, il n’y aura plus rien.»

Main-d’œuvre
Shawo, en réalité, est déjà fantomatique. Les ruelles sont désertes. Les portes des maisons en dur ont été condamnées par trois barres de fer. Au sol, des chaussures et des vêtements jetés à la hâte. Le village s’était vidé cet automne de la plupart de son millier d’habitants, mais l’incendie a tout accéléré. «On nous a dit qu’il fallait partir avant le 1er décembre. Heureusement que j’ai déjà trouvé un autre logement, encore plus au nord», raconte un garçon de 23 ans, qui a quitté son Shandong natal, la province de Confucius, pour s’installer ici en 2011. Il vit, depuis, de petits boulots. Plus loin, un gardien sur sa mobylette, autorisé à rester «pour assurer la sécurité», balaie tout d’un revers de la main : «De toute façon, les gens s’adonnaient ici à toutes sortes de trafics, ils vendaient même de l’huile frelatée.»

Depuis l’incendie du 18 novembre, la capitale chinoise a donc repris en main ses franges périphériques, par une brutale opération d’expulsions qui a provoqué un tollé dans la région. Officiellement, le gouvernement veut s’assurer que les bâtiments respectent bien la réglementation en matière de prévention du feu, et démolir les constructions illégales. L’initiative, en apparence louable, a délogé des dizaines de milliers de précaires, qui ont dû quitter leurs humbles pénates parfois en quelques heures. La rapidité et l’ampleur de ces expulsions, menées de surcroît en plein hiver, ont provoqué un vif émoi sur les réseaux sociaux et jusque dans les pages des journaux officiels.
Des entreprises de commerce en ligne comme JD.com, numéro 2 du secteur en Chine, et des start-up de livraison de repas à domicile, qui ne peuvent fonctionner sans cette main-d’œuvre bon marché, leur ont proposé des hébergements de secours. Pendant ce temps, des ONG ont tenté, elles aussi, d’organiser l’aide sur le terrain. Comme souvent, c’est WeChat, la messagerie aux 980 millions d’utilisateurs, qui a servi de caisse de résonance : les vidéos d’individus chassés de leurs dortoirs avec valises et enfants se sont répandues comme une traînée de poudre, avant d’être censurées.

Passeport intérieur
Puis, le 24 novembre, plus de 100 intellectuels chinois ont dénoncé «une grave violation des droits de l’homme», dans une rare lettre ouverte adressée au régime. Quelques jours plus tard, même Cai Qi, le secrétaire du Parti communiste chinois (PCC) dans la capitale, qui dirige de fait Pékin, a reconnu que la campagne avait été trop brusque, selon le quotidien officiel Beijing Daily. Un mois seulement après la clôture du 19e congrès du PCC, au cours duquel le président Xi Jinping avait promis une «nouvelle ère» pour ses compatriotes, l’affaire écorne sérieusement la posture protectrice et paternaliste du Parti.
Assise dans son fauteuil roulant, doudoune violette et bonnet sur la tête, une vieille femme unijambiste fume cigarette sur cigarette. Cette habitante de Shawo en veut justement au chef de l’Etat. A plus de 70 ans, elle aussi se prépare à rentrer dans son village natal, près de Pékin : «Xi Jinping n’arrête pas de déclarer qu’il faut que chacun s’enrichisse mais, à vrai dire, ici, nous mourons à petit feu. On est comme ces chiens errants que vous voyez, là. On n’a plus de toit sur nos têtes.»
Les rares habitants nés sur place et propriétaires de leurs logements ont été indemnisés. Pendant un an, ils vont recevoir 3 000 yuans par mois et par personne, soit un peu moins de 400 euros, selon un Pékinois sexagénaire, qui a dû quitter la belle cour carrée où il vivait à Shawo depuis 1972.

Les travailleurs-migrants, en revanche, n’ont aucune compensation. Citoyens de seconde zone, ils n’ont généralement pas accès aux services sociaux (éducation, santé…) dans les mégalopoles chinoises où ils gagnent leur vie, faute de détenir le bon hukou, sorte de «passeport intérieur» attaché au lieu de naissance et qui, depuis 1958, est censé limiter les migrations internes à la Chine. Pour cette raison, les travailleurs-migrants ont toujours constitué une population particulièrement fragile. A Pékin, Canton ou Shanghai, ils sont archiprésents sur les chantiers de construction et dans les restaurants. Ils livrent les bonbonnes d’eau potable dans les bureaux, travaillent à la chaîne dans les usines, pendant que les femmes gardent des enfants ou font le ménage.
Si elle a été sans doute accélérée par l’incendie, cette vague spectaculaire d’expulsions s’inscrit dans le cadre d’une politique plus large visant à limiter la croissance démographique de Pékin. La capitale chinoise compte environ 22 millions d’habitants, dont près de 40 % sont originaires du reste du pays, selon un rapport publié l’année dernière par l’Académie chinoise des sciences sociales (Cass). Polluée, avec de faibles ressources en eau, la ville a décidé en 2016 de maintenir sa population sous la barre des 23 millions d’habitants en 2020, et de démolir 40 millions de mètres carrés construits illégalement. Plusieurs marchés de gros ont été fermés ou déplacés. En avril dernier, le gouvernement a annoncé la construction titanesque de la «nouvelle zone de Xiongan». Située à une centaine de kilomètres de Pékin, cette ville satellite est censée décongestionner la capitale, en attirant les hôpitaux, les universités et les entreprises.

Commerces fermés
Certains redoutent que le vrai projet politique soit d’amplifier la gentrification de Pékin. Le gouvernement est accusé de viser les classes populaires. Il utilise, dans des documents officiels, une formule stigmatisante : diduan renkou («population de bas niveau»). Le 26 novembre, la ville a riposté, affirmant que «les travailleurs-migrants sont libres de choisir où ils vivent et où ils travaillent, mais parfois ils ne mesurent pas les risques auxquels ils s’exposent». Au printemps, c’est le cœur du vieux Pékin qui avait été ciblé. Tous les commerces sans licence situés au rez-de-chaussée des ruelles traditionnelles avaient été fermés de force. Des ouvriers avaient été dépêchés pour murer les devantures, condamnant aussi bien des bars branchés tenus par des expatriés que les épiceries de quartier, gérées par des Pékinois de longue date ou par des travailleurs-migrants. La vieille femme dans son fauteuil roulant reprend : «Pourquoi ce sont toujours les pauvres qui doivent déménager, quand les riches, eux, peuvent rester ? S’il fallait vraiment partir, on aurait au moins aimé avoir plus de temps.»

 

Liberation.fr/planete

Par Raphaël Balenieri, correspondant à Pékin — 8 décembre 2017 

 

Publié dans SOCIAL

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