Penseurs chinois en quête d’un consensus

Publié le par chineenmouvement

Le 4 septembre 2013, 28 universitaires de renom ont signé « Eléments d’un consensus sur la situation actuelle et l’avenir de la Chine » : c’est le « Consensus d’Oxford », du nom de l’université où s’est tenue la réunion qui a produit ce texte.

Cette déclaration de quelque 800 caractères est assez ambitieuse mais ne tient guère ses promesses et, en Chine, avec une presse toujours très volatile, elle a indiscutablement eu tout de suite un certain écho. Mais, pour ceux qui sont familiers de la scène intellectuelle en Chine, il est clair que ce consensus a bel et bien fait une percée dans la banquise intellectuelle des 20 dernières années.

Dans les 20 dernières années, les divergences et oppositions entre les diverses écoles de pensée ont atteint un niveau inacceptable d’incompatibilité foncière et d’accusations et invectives. L’explication que donne un intellectuel libéral comme Qin Hui est de dire : « A mon avis, en soi les divergences d’opinion ne doivent pas donner lieu à des luttes acharnées ; si c’est le cas, c’est alors généralement dû à deux raisons : des enjeux de pouvoir ou des conflits d’intérêts ». Au cas où l’on dirait que ce contexte général ne suffit pas à reconnaître une très grande valeur au « Consensus d’Oxford », ajoutons que l’instigateur de ce colloque à Oxford, le jeune universitaire chrétien, Wang Wenfeng, y est allé de 200 000 renminbi  de sa poche pour renflouer les caisses de cette réunion : c’est dire bien clairement toute la dimension affective dont est porteur ce texte.

1. Texte du consensus à propos de la situation actuelle et du futur de la Chine

 

Dans le contexte de l’essor rapide de la Chine, la manière dont la Chine voit le monde et celle dont le monde voit la Chine sont en train de changer. En même temps, les problèmes de la société chinoise sont de plus en plus manifestes. Où va la Chine ? Quels changements peut-elle apporter au monde à venir ? Telle est la question qui préoccupe d’une manière urgente de plus en plus de personnes en Chine et dans le monde.

Nous sommes un groupe d’intellectuels chinois qui font des recherches dans divers univers académiques et idéologiques (libéralisme, nouvelle gauche, néoconfucianisme contemporain et recherches sur le christianisme), nous aimons beaucoup cette terre qu’est la Chine et nous sommes tous loyaux envers notre peuple. Nous apprécions la réflexion sur la société que développent les intellectuels et leur rôle de veilleurs ; nous espérons, en ces temps importants dans le développement de la Chine et du monde, diffuser les préoccupations morales et l’esprit rationnel dont notre groupe est riche, de sorte que cette force culturelle et intellectuelle promeuve des changements pour le plus grand bien de notre pays et notre société.

Nous reconnaissons que, dans ces grands changements de la Chine et du monde, l’idéologie sociale de toute école, de tout groupe a ses limites, qu’un projet de société future attrayant et crédible ne peut être atteint que par les efforts communs de tous. Aussi, les intellectuels doivent tous mener des échanges francs sur la base du respect des points de vue des autres, s’encourager les uns les autres, pour qu’il en sorte le consensus intellectuel dont nous avons si besoin quant au présent et à l’avenir de la Chine.

Au cours de nos discussions et échanges sincères, nous avons atteint un consensus sur quelques points :

1. Nous espérons que la Chine maintiendra la conception de gouvernance du pays « s’enracinant dans le peuple », c’est-à-dire dont la source du pouvoir est l’acceptation du peuple, dont le fondement du système est le pouvoir du peuple et dont le but du pays est le bien-être du peuple.

2. Nous espérons que la Chine maintiendra le principe social d’ « équitabilité et justice », c’est-à-dire qui, dans les domaines (politique, social, culturel, identité nationale et genres), à toutes les étapes (législatif, judiciaire, administratif) mais aussi dans ces aspects (éducation, santé, logement, travail, congés et retraite), prendra comme principe fondamental le traitement égal de tous les citoyens chinois et l’exercice d’une justice dans la vie sociale, de sorte que la vie de tout le peuple ne jouisse pas seulement d’une assurance matérielle, mais aussi d’un respect spirituel.

3. Nous espérons que la Chine, tout en transmettant sa remarquable culture, mettra l’accent sur un objectif culturel pluraliste et libre, avec la condition préalable d’un équilibre raisonnable des relations groupe-individu, avec le principe d’un exercice de la légalité équitable et juste, garantira à toutes les nationalités, toutes les classes, toutes les régions, tous les groupes professionnels, tous les groupes sociaux, ainsi qu’à tous les individus que la recherche de valeurs, les orientations intellectuelles, les tendances académiques, les styles artistiques, les croyances religieuses et les opinions de toutes sortes, de jouir toutes, dans une diversité harmonieuse, d’un environnement de coexistence pacifique et d’occasions de se développer librement.

4. Nous espérons que la Chine, dans son désir de construire un ordre international plus équitable et plus juste, traitera les dissensions internationales de nature politique, économique, culturelle, militaire ou environnementale suivant les principes d’interdépendance et d’avantages mutuels, c’est-à-dire d’une manière qui soit utile à tout le peuple chinois ainsi qu’à toute l’humanité, qu’elle promeuve le développement de la coexistence pacifique et le développement harmonieux de tous les pays et de toutes les nationalités du monde et pour atteindre finalement à la paix universelle.

« Le « Consensus d’Oxford » a donné lieu à nombre de commentaires : comment les écoles de pensée ont-elles alors reconsidéré et évalué leurs divergences et leurs points communs ? Le site en langue chinoise de FT2 a interviewé quatre des initiateurs du Consensus : Qin Hui, Huang Jisu, Chen Ming, He Guanghu, ainsi que d’autres experts comme Xu Jilin.

2 Interview de quelques participants

 

He Guanghu, professeur à l’Université du Peuple

(un des représentants du christianisme)

Les diverses écoles de pensée ne portent pas le même diagnostic sur le « mal » à l’origine des problèmes de la Chine.

Pour la Nouvelle Gauche, ce mal, c’est le capitalisme ; certains vont même à dire sans ambages que c’est la politique de Réforme et d’Ouverture ainsi que la globalisation qui sont la cause des problèmes de la Chine. Tout au contraire, les Libéraux attribuent les maux de la société chinoise au maintien du vieux système de centralisation politique dont la Révolution Culturelle a donné l’exemple : le pouvoir politique s’interpose dans le fonctionnement normal du marché et est la cause de ce qui ne va pas dans la société. Selon les Nouveaux Confucéens, c’est la destruction sans bornes de la culture traditionnelle ; quant aux spécialistes du christianisme, plutôt proches des Nouveaux Confucéens sur ce dernier point, ils estiment que la destruction de la moralité traditionnelle et la chasse aux croyances religieuses sont pour le moins des causes du déclin de la morale sociale ; beaucoup de spécialistes du christianisme sont aussi d’accord avec le point de vue des Libéraux pour ce qui est des problèmes de l’économie politique.

Quelles ordonnances prescrivent-ils ? Pour la Nouvelle Gauche, il s’agit de rétablir le contrôle de l’Etat sur l’économie ; ils prônent l’égalitarisme et veulent régler les problèmes à coup de mesures administratives. Les Libéraux proposent une réforme du système politico-économique : laisser le marché résoudre les problèmes, éliminer les inégalités dues aux interventions du pouvoir politique et favoriser la libre compétition sur pied d’égalité. Les Nouveaux Confucéens et les spécialistes du christianisme estiment qu’il faut prendre au sérieux le problème de la culture et préconisent la liberté en matière de convictions. Personnellement, j’ai le sentiment que c’est le discours des Libéraux qui fait plutôt sens.

Pour moi, dès le tout début j’ai soutenu à fond la réunion du « Consensus d’Oxford » comme quelque chose de très important pour le monde académique. Depuis plus de 20 ans, les divisions de ce monde académique sont de plus en plus évidentes et le problème ne fait que s’intensifier. A propos des problèmes sociaux (leurs causes et la manière de les résoudre), il y a toutes sortes d’opinions de plus en plus distantes les unes des autres, et en outre une minorité de gens rédigent des écrits très émotionnels, si bien que les différentes écoles de pensée en viennent à des controverses et des chicaneries. Non seulement ces controverses et chicaneries sans fin rendent le public perplexe, mais elles font aussi que les gouvernants perdent patience et ne cherchent plus à écouter. Or, si les problèmes actuels de la Chine sont très sérieux, finalement ils ne sont pas très difficiles à comprendre ; de plus, toutes ces écoles portent le même jugement sur la Chine et partagent un même espoir. C’est là un point que doivent bien voir nos dirigeants : sur nombre de questions les intellectuels de diverses positions portent fondamentalement le même jugement et partagent les mêmes propositions.

Chen Ming, Rédacteur-en-chef de la revue « La Voie »

(un représentant des Nouveaux Confucéens)

Dans les sociétés pluralistes contemporaines, différentes échelles de valeurs et divers parcours académiques rendent tout à fait naturelles, normales et même nécessaires les divergences intellectuelles et les divisions entre écoles. Depuis les années 90, sont apparus la Gauche, la Droite, les Confucéens et autres courants de pensée qui ont investi l’espace social. Mais, les différences d’opinion doivent être distinguées des différences idéologiques et politiques, et ne pas dégénérer en diatribes verbales, ni en déchaînement de passions.

Certains disent que le contenu très ténu du « Consensus d’Oxford » en fait un « consensus minimum », mais pour moi il faut le considérer positivement : comme un fondement, un point de départ qui permet d’aller plus avant. Même si au cours de la réunion les différences d’opinions étaient très claires, on voyait que l’approche des problèmes et les modes de réflexion de chaque groupe commençaient à être assimilés après examen par les autres, et ainsi le champ de réflexion et l’élaboration de la position des uns et des autres prenaient beaucoup plus de consistance. S’il devait y avoir une autre réunion, je mentionnerais les problèmes de l’édification de l’Etat et de celle de la nation ; et j’insisterais pour dire que si on prenait comme point de départ et comme objectif la renaissance de la nation chinoise, les sentiments familiaux et patriotiques, le sens de notre responsabilité envers tout le pays seraient là des points qui font l’unanimité des Confucéens. Les Libéraux ne parlent que de l’individu et de l’ensemble du pays ; la Nouvelle Gauche ne parle que du Parti, de l’Etat ou de l’Etat-Parti ; et bien sûr, les chrétiens ont leur visée « universaliste ». A mon avis, la pensée confucéenne peut procurer aux autres écoles un programme bien agencé.

Huang Jisu, Académie des Sciences Sociales

(un représentant de la Nouvelle Gauche)

Il va de soi que les divergences dans le monde de la pensée reflètent avant tout les divisons et conflits dans la société ; en général, pour l’essentiel la pensée est à l’image de la réalité sociale et il ne peut pas y avoir de grandes différences. Mais, par ailleurs, la pensée n’est pas seulement une pure caisse de résonance ; elle est aussi une dynamique sociale souvent indépendante de la réalité sociale, pouvant même y introduire des éléments nouveaux. En fonction de ses propres convictions morales et de sa démarche rationnelle, le monde de la pensée doit guider la réalité et faire qu’elle progresse et s’oriente vers le bien, et non pas qu’elle soit plus intolérable qu’à présent. Ces dernières années le monde intellectuel a connu nombre de «conflits droite-gauche » où chacun est enfermé dans sa propre clique sans qu’il y ait un véritable débat d’idées. Même si au niveau individuel il y a de longues discussions très sérieuses, les écoles de pensée dégénèrent en faction, avec les mêmes bagarres de rue entre bandes de vauriens (style « grande gueule » et « cul de vache3 ») qu’au temps de la Révolution culturelle ; tout cela n’a rien à voir avec « la pensée ». Même si la scène intellectuelle de nos jours ne se réduit pas à cet aspect, il reste que c’est là une tendance plutôt alarmante.

3 Il s’agit d’une expression en usage dans les années de la Révolution culturelle (1966-1976) qui pourrait désigner ceux qui suivaient les « grandes gueules ».

4 Jiaoda 焦大 : personnage du célèbre roman Le Rêve du Pavillon rouge, capable de rester fidèle à son maître dans les situations difficiles.

Mon désir est qu’avant la réunion suivante les intellectuels chinois deviennent un peu plus indépendants et autonomes. Du côté de la droite, qu’ils ne se collent pas de si près aux riches et puissants -- par exemple, il y a des professeurs et des capitalistes qui se content fleurette sur le Web ; non seulement il n’y a plus de distinction entre « domaine public » et « domaine privé », mais de plus on ne voit pas clairement s’il s’agit d’un homme ou d’une femme. Du côté de la gauche, gardez aussi un peu de distance avec « les grands de ce monde » : ne vous y collez pas comme des gardes du corps, ils valent moins que Jiaoda4. Bref, gauche et droite peuvent peut-être être à même de trouver, au sujet du bien du peuple et de la démocratie, des points d’accord qui constituent vraiment un « consensus ».

« Dans ces grands changements de la Chine et du monde, l’idéologie sociale de chaque école ou groupe a ses limites et un projet de société satisfaisant et crédible ne peut être obtenu que par les efforts communs de tous » : ces mots du « Consensus » ont été ajoutés sur ma proposition. Socialisme, nationalisme, libéralisme, conservatisme, toute idéologie sociale quelle qu’elle soit a sa propre cohérence qu’il s’agisse du présent ou de l’avenir. Un développement authentique de la Chine de demain requiert la prise en compte de l’ensemble de ces cohérences et, à mon avis, cela inclut aussi, comme à la réunion d’Oxford, la recherche d’un « consensus ».

Qin Hui, professeur à Qinghua

(libéral)

Le « consensus d’Oxford » en lui-même a un certain sens, mais son texte même n’en a pas beaucoup. Il ne contient que des propos sur lesquels presque tout le monde peut tomber d’accord. Mais il peut montrer que des personnes ont pu s’asseoir autour d’une table peu importe qu’ils se situent à droite ou à gauche ou que leur culture soit orientale ou occidentale. Bien sûr, s’asseoir ensemble n’est qu’un début. Si nous pouvions, en suivant cette direction, progresser dans notre recherche, voilà qui aurait un sens. J’ai encore une autre idée : la Chine d’aujourd’hui, si elle veut parler de consensus, doit aussi parler, non seulement d’un consensus horizontal (droite/gauche, Orient/Occident), mais aussi d’un consensus vertical (haut/bas). Mais c’est précisément ce que nous ne pouvons pas assumer, parce que nous autres, dans ce groupe, nous ne sommes ni d’en-haut, ni d’en-bas, c’est-à-dire ni fonctionnaires supérieurs ou magnats, ni gens ordinaires peinant sous le travail. Pour parler sincèrement, même si nous venons des couches moyennes, nous ne pouvons pas dire si nous représentons quelqu’un. Par exemple, on dit que je suis libéral, mais les autres libéraux peuvent-ils accepter que je les représente ? Pour écrire ce texte, du seul fait que je n’ai pas reçu de mandat des autres, je ne peux pas dire que je représente qui que ce soit, si ce n’est moi-même. On peut seulement dire que notre groupe de personnes qui a rédigé ce consensus, regroupe des gens d’origines diverses (gauche, droite, Est, Ouest), mais on ne peut pas dire qu’ils représentent les gens de toutes ces origines.

Toutefois si le document d’aujourd’hui n’a pas beaucoup de signification, ce type de démarche fait quand même sens. Si on voulait parler en termes de plus grand dénominateur commun entre toutes nos écoles et factions, ce que dit le document d’aujourd’hui n’est pas le plus grand dénominateur commun, mais seulement un dénominateur commun. Comment faire pour que ce dénominateur commun devienne le plus grand, voici un sujet qui mériterait que nous en discutions plus avant.

En tant que participant actif à ce « Consensus d’Oxford », Xi Jilin, professeur à l’Université normale de la Chine de l’Est, a évalué et discuté l’étude de cette affaire du monde intellectuel chinois dans le contexte général de la transition sociale. Il dit : « le sens du ‘Consensus d’Oxford’ n’est pas dans le résultat d’avoir atteint un consensus, mais dans ce que toutes les écoles et factions ont pu s’asseoir avec l’intention de rechercher un consensus. La plus grande question politique chinoise est celle de la confiance mutuelle. A la fin des Qing, les révolutionnaires et les constitutionnalistes n’ont cessé de se quereller dans la méfiance mutuelle, méfiance qui s’est prolongée jusqu’à la Chine nationaliste, où ce furent le Guomindang (Parti nationaliste) et le Parti qui ne cessèrent de se quereller.

Le sens du ‘Consensus d’Oxford’ réside dans ce que, tout en cherchant un consensus, tout le monde peut comprendre son interlocuteur, savoir ce qu’il pense, et par conséquent il ne peut y avoir de compréhension erronée. Même si on ne devait pas atteindre un consensus, il en resterait au minimum une sorte de confiance fondamentale. Ce n’est que sur la base d’une telle confiance qu’il peut y avoir dialogue et compromis ; sinon il n’y aurait qu’hostilité et incompréhension. Et si cette hostilité et incompréhension devaient se multiplier, il pourrait très bien arriver une tragédie à l’égyptienne. »

Le coin des penseurs / N° 27 / février 2014

 

 

Publié dans POLITIQUE

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