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Publié le par chineenmouvement

L

 

e Zibuyu de Yuan Mei, ou Ce dont le maître ne parlait

pas,

 

est sous-titré Écrit à la villa Sui pour me divertir.

 

Yuan Mei a rassemblé tout au long de sa vie des histoires

extraordinaires, surnaturelles, fabuleuses pour lesquelles il a

toujours éprouvé un goût passionné– et ce dès son plus jeune

âge. Les traducteurs de l’édition française expliquent que

 

« sa

tante lui en donna le goût, (…) il en collectionna un bon nombre

auprès de ses relations ou pendant ses voyages, au hasard de ses

rencontres ».

Dans un poème de l’été 1787,

 

Décrivant ce que je vois, il

confie :

 

« Il n’y a plus que deux ou trois choses / Qui me réjouissent

autant qu’auparavant / Ouvrir un livre au bord d’un ruisseau dans

les bambous / D’un geste nonchalant caresser un jade précieux

/ Me rendre sur une montagne célèbre, appuyé à ma canne / Au

milieu des belles fleurs boire une coupe de vin / Dans un essai

exprimer mes joies et mes peines / Dans les histoires de fantômes

me défouler de l’absurdité / À soixante-dix ans je me contente de

suivre mon coeur / Où je dépasse les limites quelle importance ? »

L’ouvrage fit scandale. Yuan Mei osait s’attaquer à Confucius !

Sacrilège que beaucoup ne lui pardonnèrent pas. Chan Fujui,

Jacqueline Chang, Jean-Pierre Diény dans leur introduction

rapportent les jugements des contemporains de Yuan Mei sur

son oeuvre… et sa personne. La violence des propos ne manque

pas de surprendre. Évidemment, il y a les jaloux de sa gloire :

« Il allait et venait entre fleuves et lacs, suivi d’une foule comme

on en voit sur les marchés »,

 

écrit Wang Chang (1725-1806). Un

poète, calligraphe et peintre célèbre, Li Jian (1747-1799), refusa

même de recevoir Yuan Mei. Il s’écrie dans une lettre :

 

« Sa

poésie et sa qualité humaine sont d’une insoutenable vulgarité ! »

Après sa mort, Wu Songliang (1766-1834) affirme :

 

« La plupart

de ceux qui l’attaquèrent étaient ses disciples et anciens amis. »

Qu’est-ce qui a pu déchaîner une telle haine, dont je ne

donne ici qu’un petit aperçu ? Sans aucun doute, le désir de

se libérer de la tutelle qu’il exerçait sur la poésie de son temps.

Mais, surtout, de

 

« sa verve ironique et dévastatrice qui le faisait

craindre ».

 

Le sens iconoclaste du titre du Zibuyu en est un

exemple. Mais il ne faut pas sous-estimer le moralisme rigide,

étriqué d’un grand nombre de lettrés : ainsi, un historien comme

Zhang Xuecheng (1738-1801) peut-il écrire, après sa mort :

« On a vu récemment un homme sans vergogne, un insensé, se

piquer de libertinage et tourner la tête aux garçons et aux filles.

(…) Il déguisait la vérité sous de creux discours pour précipiter

les jeunes gens dans l’erreur et tourner la tête aux femmes. »

Certes, Yuan Mei bafoue la tradition, par exemple en publiant

les poèmes de ses disciples féminines ! Et Zhao Yi (1727-1814)

de renchérir :

 

« dans son parc (...) il cherchait douceur et tendresse,

indifféremment masculines et féminines. (…) Il tirait de

sa poésie de quoi satisfaire ses convoitises et il recourait au vin

et aux chansons pour subvenir aux besoins de sa gloutonnerie ».

Il ajoute qu’il

 

« était en réalité l’assassin des règles de la bonne

conduite ».

 

Et Qian Yong dit sans doute juste lorsqu’il observe

que, à cause de son

 

« goût du sexe, il n’a pu éviter une certaine

dépréciation de ses mérites ».

 

La vindicte des lettrés bornés se

poursuivra les siècles suivants à l’égard de Yuan Mei. Li Yu,

dont nous avons longuement parlé le mois dernier, ne sera pas

non plus épargné par Tan Xian (1832-1901) :

 

« Ce ne sont que

propos abjects et méprisables. (…) Il y avait eu d’abord Li Yu.

Vint plus tard Yuan Mei, l’ordure de Hangzhou. »

 

Il écrit par

ailleurs que son tort

 

« est de mettre à mal l’enseignement de la

morale ».

 

Ne nous étonnons pas. Un grand poète comme Byron

n’a-t-il pas connu un tel ostracisme ? Quant à Aragon, faut-il

s’expliquer davantage ? Yuan Mei a osé profaner

 

« l’autel des

lettres »

 

pour reprendre l’expression d’un critique du XXe siècle,

Zhu Ziqing. Il a voulu rénover la tradition en permettant à la

poésie d’exprimer la sensibilité, les sentiments individuels, par

exemple

 

« ceux des personnages ordinaires, (…) l’homme souffrant

et l’épouse esseulée ».

 

La poésie de Yuan Mei, sur laquelle

nous reviendrons, était populaire aussi bien chez un certain

nombre de lettrés que chez les gens du peuple. On comprend

mieux qu’il ait pu être accusé de légèreté et de vulgarité par les

tenants de l’ordre ancien – et même considéré comme

 

« un yin

en guerre contre le yang »,

 

c’est-à-dire une menace pour l’empire.

Xie Kun, sous le règne de Qianlong (mort en 1789), dit de Yuan

Mei qu’il fait

 

« porter l’accent sur la nature et l’inspiration, ce

qui revient à ne faire aucun cas des règles. La ruine spirituelle de

toute une époque en résulta ».

Il faut donc lire Yuan Mei. Non seulement sa poésie, mais

aussi son

 

Zibuyu dont un choix nous est proposé, pour la première

fois, en langue française. Sur les 1 200 pièces que comporte

le livre, 135 ont été retenues par les traducteurs. Elles ont pour

fil conducteur les rêves,

 

« soit que le rêve en constitue le sujet

principal, soit qu’il ne joue dans l’intrigue qu’un rôle secondaire ».

Il faut saluer la parution, dans la prestigieuse collection

« Connaissance de l’Orient », d’un livre qui s’inscrit dans une

longue et riche tradition de la littérature chinoise,

 

les Contes

extraordinaires du Cabinet des loisirs,

 

en sont l’un des fleurons.

J’invite le lecteur à découvrir cette oeuvre de Pu Songling

(1640-1715) dans son intégralité sous le titre

 

Chroniques de

l’étrange

 

(Picquier Poche), dont son magnifique traducteur,

André Lévy, n’hésite pas à célébrer l’éblouissante maîtrise de

la langue littéraire :

 

« La littérature mondiale n’en offre aucun

équivalent. »

 

Ce qui n’était pas tout à fait l’avis d’un critique,

Ji Yen, cité par Luxun dans sa remarquable

 

Brève histoire du

roman chinois.

 

Nous n’entrerons pas dans ces débats. Lu Xun,

lui-même, émet des réserves sur le

 

Zibuyu :

« Ces textes rejettent toute ornementation et se veulent au

contraire proches du naturel, mais ils vont trop loin dans la

simplicité, et la profondeur de la pensée s’en ressent. »

 

Peut-être.

Mais j’avoue avoir pris grand plaisir à la lecture de ces deux

ouvrages. M’en plaindrais-je ? Restons-en au

 

Zibuyu, à ces

 

« paroles absurdes, récits abracadabrants »,

 

selon les mots de

Yuan Mei lui-même dans sa préface.

« Écrits pour rire »,

 

ajoute-t-il. Mais sans doute pas seulement

pour se divertir

 

« d’amusettes », se reposer de ses travaux

historiques et poétiques. Et nos préfaciers ont raison d’écrire

que dans

 

le Zibuyu, on « découvre de multiples ouvertures sur les

moeurs, les croyances, les pratiques de la société du temps. Et de

l’auteur lui-même (…) se dessine peu à peu (…) un autoportrait

plein de finesse ».

Parlons donc un peu des fantômes (gui) avec lesquels la

société et la littérature chinoises entretiennent des relations

suivies depuis la plus haute Antiquité. Ainsi sont-ils présents,

par exemple, dans

 

les Annales du royaume, de Lu (593 av. J.-

C.). Mais il faut distinguer, dans la mythologie chinoise, les

fantômes (gui) et les dieux ou esprits (shen) bénéfiques, protecteurs

tout-puissants. Il y a toutes sortes de fantômes (gui) : 1.

Ceux de la nature qui sont responsables des inondations ou des

sécheresses, des incendies, etc. 2. Ceux des ancêtres qu’on n’a

pas honorés. 3. Ceux des âmes mortes par assassinat, accident

ou suicide. Il faut noter – et cela est important pour la lecture

du

 

Zibuyu – que les fantômes d’animaux, en particulier des

renards,

 

« ont acquis le pouvoir de prendre forme humaine ou

démoniaque pour séduire ou effrayer les humains. Ils apparaissent

souvent comme de jolies jeunes filles qui viennent charmer de

jeunes lettrés esseulés pour se nourrir de leur force vitale à travers

l’union sexuelle »,

 

écrit Jacques Pimpaneau. Les dieux (shen) ne

doivent pas être confondus avec les immortels. Les dieux ont

une fonction dans la hiérarchie céleste, hiérarchie dont celle de

l’Empire est le reflet. Il y a un empereur du Ciel, comme il y a

un empereur qui règne sur la Chine.

Les immortels ou, plus justement, les humains qui ont atteint

une longévité extrême n’ont pas de fonction particulière. Ils

apparaissent parfois sur terre comme démiurges. Jacques Pimpaneau

fait remarquer que l’idée d’immortalité

 

« sous-entend

la notion de temps infini, étrangère aux croyances chinoises ».

« Pour prolonger la vie au-delà de la mort sous forme de pur

esprit »,

 

les taoïstes proposaient l’absorption de cinabre (oxyde

de mercure), des règles diététiques, respiratoires ou sexuelles. Les

immortels sont considérés comme des

 

« hommes véritables »,

 

des

 

« saints », des « sages ».

 

Jean Ristat

(à suivre)

Ce dont le maître ne parlait pas,

 

 

de Yuan Mei.

 

Éditions Gallimard, 366 pages, 24,50 euros.

Chine, mythes et dieux,

 

 

de Jacques Pimpaneau.

 

Éditions Picquier, 369 pages, 24 euros.

Chroniques de l’étrange,

 

 

de Pu Songling.

 

Éditions Picquier Poche, 566 pages, 10,50 euros.

Brève histoire du roman chinois,

 

 

de Luxun.

Éditions Gallimard, 384 pages, 15,50 euros.

Erratum :

 

Dans mon article précédent, il faut lire bricoleur au lieu de brûleur.

Entre autres coquilles regrettables et regrettées...

L

 

E S L E T T R E S F R A N Ç A I S E S . M A I 2 0 1 2

 
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