Rencontre entre l'Est et l'Ouest

Publié le par chineenmouvement

Les mots sont les outils avec lesquels on pense. Et l’on pense différemment lorsqu’on écrit avec des mots formés de signes dénués de sens et placés les uns à la suite des autres (les lettres), ou avec des idéogrammes constitués de dessins schématiques disposés pour tenir chacun dans un espace identique.
Le raisonnement analytique, ce fondement de la vertu occidentale, qui nous a donné la science et la philosophie, doit beaucoup à notre façon d’écrire. Il nous semble évident que tout le réel, les objets physiques, le corps humain, le fonctionnement des entreprises, puissent être analysé et découpé en un nombre restreint de composants élémentaires, puisque qu’il en est ainsi de de tous les mots avec lesquels nous pensons.

Rien de tel en chinois. On ne peut pas épeler un idéogramme. C’est un tout, un agrégat global, dont la construction est souvent rétive à notre forme usuelle d’analyse. Celle que justement les Chinois écrivent 分析 fēnxī, deux idéogrammes recoupant l’idée de : séparer/distinguer, pour le premier, et : diviser/résoudre, pour le second. La lecture de nos mots, linéaire et par additions successives, nous entraîne à ce mode de fonctionnement. Et lorsque nous lisons, lorsque nous écrivons, c’est notre cerveau gauche qui travaille, celui qui est spécialisé en logique analytique.

Cette logique spécifique, qui nous est si familière que pour nous c’est la logique tout court, elle est si étrangère aux Chinois qu’ils n’ont même pas de mot pour la nommer. Ils utilisent pour y suppléer un binôme baroque 逻辑 choisi parce que sa prononciation «luóji», se rapprochait au mieux du mot anglais logic et dans lequel le premier caractère signifie : inspecter, patrouiller et le second : ranger réunir !

Lire des idéogrammes met en jeu un autre fonctionnement. Si l’on suit la pupille d’une personne éduquée en chinois, lisant un texte écrit en caractères, on voit que son regard tourne rapidement autour de chaque idéogramme pour en saisir les composants, d’une manière non- séquentielle, mais générale, globale. C’est un autre cerveau qui travaille alors, le cerveau droit, celui qu’on appelle parfois le cerveau : artistique, parce qu’il excelle en reconnaissance de formes, celui qui est spécialisé en logique floue.

« Logique floue » voilà un curieux appariement. On dirait un oxymore, ces assemblages illogique de termes contradictoires qui naguère n’étaient pardonnés qu’aux poètes (« le soleil noir de la mélancolie » Nerval). Il s’agit à l’origine d’une technique d’intelligence artificielle formalisée dès 1965 par un mathématicien iranien Lofti Zadeh sous le nom de fuzzy logic. Depuis lors elle a permis de réaliser de nombreuses applications industrielles tel le métro de Sendai à Tokyo, construit en 1986 par Hitachi, et salué pour ses multiples performances : vitesse régulée, à-coups évités, précision des arrêts, confort et économie d’énergie, etc. Aujourd’hui, la logique floue s’est développée dans la production de biens électroménagers (lave-linge), électroniques (caméscope anti-tremblements), automobiles (freins ABS), etc. Elle prend aussi de plus en plus d’importance en robotique (logiciels de reconnaissance des formes), en gestion de la circulation, routière pour le réglage des feux de circulation, aérienne pour le fonctionnement des radars des tours de contrôle aéroportuaires. Il s’en trouve aussi des applications fécondes en météorologie, en sismologie, en médecine pour l’aide au diagnostic, par les compagnies d’assurance pour la sélection et la prévention des risques, etc. .

Le principe fondamental de la logique floue, explique Bruno Jarrosson ("Décider ou ne pas décider". Editions Maxima - 2002), est de sortir de l’appréciation binaire de la réalité exprimée en « 0 » ou « 1 », en prenant en considération toutes les valeurs possibles entre ces deux extrêmes. Il s’agit d’intégrer au niveau de la logique le fait que le monde réel n’est ni discret (dénombrable) ni binaire. Donc de ne plus décrire une situation uniquement par des états qui s’opposent logiquement (une porte est ouverte ou fermée) mais par toute une série de possibilités représentées par les états intermédiaires entre les deux extrêmes.

Cette logique floue est moins exotique que nous l’imaginons. Comme monsieur Jourdain la prose, nous la pratiquons chacun sans le savoir. Par exemple quand nous disons : j’ai déjà vu cette personne quelque part, ou bien : j’ai déjà entendu cet air. On distingue vaguement un visage ou une mélodie, sans pouvoir cependant les resituer exactement. Le contexte, les paroles de la chanson, les circonstances de la rencontre peuvent rester imprécis, mais la certitude est bien là et dans la plupart des cas, à juste titre.

Or ce fonctionnement de la logique floue est constamment favorisé dans le mode de penser chinois à cause des idéogrammes dont la forme grammaticale et la signification propre dépendent du contexte et varient selon la place qu’ils occupent dans la phrase. Et ne parlons pas de leur classement dans les dictionnaires qui souvent ressemble à une série d’à-peu-près à faire enrager celui qui, à la recherche de la signification d’un idéogramme, erre de clef en clef sans trouver celle qui lui en ouvrira le sens.

Allant plus loin, Lofti Sadeh a montré avec précision comment cette forme de logique nous délivrait du diktat aristotélicien obligeant toute proposition à être soit juste soi fausse. En logique floue, une perception de la réalité, peut très bien être, en même temps, juste et fausse, avoir, de façon variable, une part sz oui et une part de non.

Quand les touristes européens visitent la Cité Interdite, il y a toujours un moment où fuse une question brûlante : est-ce que les bâtiments que l’on voit sont d’origine ? S’y reflète tout notre questionnement sur l’authenticité, sur le rapport entre l’original et la copie. Les guides chinois les plus habiles répondent généralement : oui, ils ont tous exactement leur forme originelle. Ce qui est manière élégante de faire comprendre qu’ils n’ont plus une seule pièce d’origine. Un bâtiment en bois s’abîme vite et doit régulièrement être restauré. Donc les édifices de la Cité Interdite à la fois sont et ne sont pas d’origine. Cet oxymore qui ne pose aucun problème à un esprit chinois, est inconcevable pour des constructeurs en pierre comme le furent les Grecs et les Romains qui nous ont appris à penser. Quand on bâtit en pierre, il faut des pierres bien droites et pour cela il faut des équerres parfaitement orthogonales, orthodoxes. Les architectes grecs utilisaient une équerre parfaite, pythagoricienne, le triangle 3,4,5 régi par l’équation : 32 x 42 = 52.

Les architectes chinois construisent en bois et ce sont des charpentiers hors pair comme en témoignent les formidables successions d’encorbellements en porte-à-faux de leurs édifices. Pourtant pour réaliser ces chefs-d’œuvre, ils n’utilisent pas d’équerre pythagoricienne.
Ils utilisent une fausse équerre qui n’est pas véritablement orthogonale. Une équerre 4,8,9

Or, 4 au carré x 8 au carré = 80 & 9 au carré = 81. La différence paraît minime, pourtant elle est essentielle. C’est elle qui garantit le « jeu » nécessaire pour que ces immenses charpentes arrivent à résister à d’importants écarts de température et d’humidité comme ceux qu’on rencontre à Pékin entre janvier où les températures sont rarement positives et l’été où avec une forte humidité, elles dépassent facilement 35°.

Globalement orthogonale sans l’être précisément, l’équerre des charpentiers chinois est un outil efficace, comme les idéogrammes. Et comme la logique floue dont la place dans l’innovation ne cesse de s’étendre. Le mode de penser chinois qui y est habitué depuis si longtemps n’y trouverait-il pas une aide pour concevoir les technologies de demain ?

Cyrille Javary ( ChinePlus )17/04/20


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